Éditorial par Jean-Emmanuel Ducoin
Planète fric
À l’échelle de notre cerveau pourtant entraîné à la fronde, l’ampleur des chiffres donne le vertige : les entreprises du CAC 40 ont dégagé 98 milliards d’euros de bénéfices en 2006. Une progression de plus de 10 % par rapport à l’exercice précédent. C’est dit : 98 milliards d’euros. Qui s’additionnent aux profits antérieurs, qui eux-mêmes s’additionnaient aux additions… Vous rendez-vous compte ? Si l’on n’y prenait garde, habitués que nous sommes aux technologies ordinateurisées du XXIe siècle, on dirait une cyber-économie hollywoodienne, un truc d’accrocs aux nuits blanches capables d’inventer et de dupliquer une pseudo-existence façon Second Life, un jeu vidéo mondialisé détenu par quelques maîtres jouant à se disputer le monde à coups d’euros-dollars sur un planisphère type Monopoly où les frontières sont effacées et les hommes manipulés au gré des décisions de l’oligarchie financière… Seulement voilà, les profits du CAC 40 n’ont rien de virtuel. Ils sont réels et tintent sourdement derrière les portes des coffres-forts que nos économies osent à peine entrouvrir.
Nous entendons déjà les indignations à notre indignation, les phrases formatées du genre « il faut bien que les entreprises fassent des bénéfices », « beaucoup de ces profits ne sont pas réalisés en France », etc. Nous connaissons les contre-arguments, la banalisation du « ça marche comme ça », la mise à plat désincarnée de chiffres rendus soudain illisibles au menu du Vingt heures, quand, chez soi, une autre réalité arrive dans nos assiettes. Celle qui dérange. Et pour cause. D’un côté, 38 milliards d’euros versés directement dans les poches des actionnaires desdites entreprises, record absolu ; de l’autre côté, plus de la moitié des salariés de France qui gagnent moins de 1 450 euros net par mois. D’un côté, des dirigeants qui s’enfournent en moyenne 155 fois le SMIC comme salaire ; de l’autre côté, 3 millions de travailleurs pauvres ou allocataires du RMI. D’un côté des tapis rouges, de l’autre des cortèges de difficultés. Pardon, mais tout cela n’a pas la même gueule…
À ce stade de l’argumentation, nous sommes forcément taxés de « misérabilisme », d’« ouvriérisme », voire d’« idéalisme marxiste ». Pardi ! Thierry Breton, notre ministre de l’Économie, a même sauté le pas récemment en affirmant sans rire : « L’important c’est que ces entreprises restent en France, le reste c’est de la philosophie. » Voilà donc l’envergure d’un ministre français en 2007 : renvoyer la philosophie aux vestiaires de la pensée politique. Bravo ! L’opulence de quelques-uns, agissant pourtant au nom d’une philosophie ultralibérale, suffit au bonheur de monsieur Breton, qui, comme chacun le sait, est l’une des pièces maîtresses d’un gouvernement de barbouzes prêts à tout, même à truquer les chiffres du chômage.
S’il faut se garder de négliger la puissance de feu – sans équivalent dans notre histoire – de ceux qui nourrissent le capitalisme et gavent les actionnaires, une autre philosophie, antilibérale, existe et refuse l’ultra-pouvoir accordé aux puissances d’argent. Est-il si fou de taxer ces sommes astronomiques ? Est-il infaisable de varier le taux de l’impôt sur les sociétés selon l’utilisation de ces profits, en favorisant celles qui investissent dans le travail ? Est-il délirant pour l’économie d’imposer une taxe sur les transactions financières et un impôt sur les placements financiers ? Est-il catastrophique pour la croissance de financer ainsi l’augmentation du SMIC à 1 500 euros, tout de suite ? Soyons sérieux. Entre 2002 et 2006, les profits du CAC 40 ont augmenté de 1 494 %. Vous avez bien lu ! Mais dans le même temps non seulement les salaires ont stagné, mais les effectifs de ces entreprises ont diminué.
Camus avait raison. La vérité est « mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir ». C’est pareil avec les profits du CAC 40. Mystérieux, fuyants, toujours à conquérir. Un jour ou l’autre, il faudra quand même nous expliquer à quoi sert une économie – même mondialisée – sinon au bien commun ?
le 14 mars 2007